Du plus simple au plus complexe, ce jeu exige de prêter attention à tous les détails, et même de ne focaliser son attention que sur les détails plutôt que sur la vue d'ensemble. Dans la vraie vie, on fait rarement ça, notre cerveau trie et filtre les informations fournies par nos yeux et ne retient que ce qui lui semble pertinent. C'est ce qui fait qu'on bug pendant 5 minutes à se demander ce qui a changé chez notre collègue de bureau, notre boulangère, est-ce la coiffure ? les lunettes ? Et ce monsieur dans la queue du supermarché, je suis sure que je le connais, mais d'où ? En fait c'est le pharmacien, mais comme il n'a pas sa blouse et que je le vois dans un contexte différent je ne le "place" pas.
je vous met quelques jolies photos pour aérer le texte, même si ça n'a rien à voir avec ce que je vous raconte. Là c'est mon dernier filé main. |
Bon je ne dis pas que ça concerne tout le monde au même degré, il y a des personnes qui retiennent mieux que
dernière teinture maison. Avec du rose. Oui madame ! |
Parce que c'est facile d'identifier une différence visible, si on cherche une différence. Et quand on regarde les autres, les gens, les inconnus et les proches, les familiers et les étrangers, ce qui nous saute aux yeux en premier, c'est les différences. Tout ce qui sort de l'habitude, de l'ordinaire, de la moyenne, de ce qui nous est familier. Un style vestimentaire, une couleur de peau, une corpulence, une façon de se mouvoir, une coupe de cheveux, un signe religieux, une façon de parler, va être reconnu soit comme une ressemblance soit comme une différence. Et ça, on n'y peut pas grand chose. Là où on peut plein de choses par contre, c'est quand on va associer la ressemblance ou la différence à un jugement: normal ou pas normal, sain ou malade, beau ou moche, moral ou scandaleux, inquiétant ou rassurant. Et là des fois ça demande de faire un petit effort, pour ne pas se jeter sur une conclusion facile. Parce qu'en plus de ce qu'on voit il y a tout ce qu'on ne voit pas, tout ce qu'on ne sait pas.
photo by Kate O'Sullivan |
Par exemple, quand on me regarde, on ne peut pas voir que je suis atteinte d'une maladie neurologique, dégénérative et incurable, qui s'appelle la sclérose en plaque. C'est une maladie perfide et fourbe, une maladie auto-immune, ça veut dire que mon propre système immunitaire attaque mon propre système nerveux. Mon corps me trahit moi-même; au lieu de me protéger des virus et autres microbes, mes globules blancs grignotent la gaine de myéline qui protège mes cellules nerveuses, dans mon cerveau, ma moelle épinière. Et pour protéger mon système nerveux (qui sert à tout un tas de trucs super utiles, genre marcher, sentir, toucher, voir, tricoter, vivre quoi) je dois prendre des traitements qui inhibent mon système immunitaire, et me rendent donc plus fragile face aux virus et autres microbes.
A ce jour, les perfides globules n'ont encore rien grignoté de trop important, je touche du bois en espérant que ça dure encore longtemps comme ça, et que la recherche médicale continue à faire des progrès. Mais cette guerre civile miniature dans mon organisme, ça me fatigue. Ça non plus ça ne se voit pas, la fatigue, mais ça ralentit, ça empêche, ça fait hésiter à se lancer dans des trucs, ça fait qu'il me faut des jours, des semaines pour me remettre d'activités pourtant si agréables comme aller à Dublin ou faire une démonstration de filage.
filage en cours. Faut libérer des bobines pour le Tour de Fleece |
Bon, si vous avez lu jusque là, tout ce blabla qui n'a rien à voir avec la laine, le tricot, les moutons, tout ça tout ça, déjà je vous remercie de votre patience, et je vais vous expliquer pourquoi je vous raconte tout ça. En ce moment, comme à vous surement, l'actualité me donne rarement envie de sauter au plafond ou de faire une petite danse de la joie. Entre les bateaux qu'on rejette à la mer et les enfants en cages, c'est pas top, c'est le moins qu'on puisse dire.
Et ce qui me redonne espoir dans l'humanité (pas à tous les coups, mais souvent), ce sont mes réseaux sociaux. Parce que j'y suis plein de personnes formidables, qui se battent pour être visibles, pour avoir le droit d'exister, qui utilisent leur voix pour faire entendre le message de ceux qui ne peuvent pas parler, qu'on ne veut pas écouter, qu'on ne peut pas entendre. Et qui me rappellent tous les jours que moi aussi j'ai une voix, et que même si elle est petite, si je ne m'en sers pas pour les choses qui m'importent je ne vaux pas mieux que les tristes sires qui nous gouvernent.
Je voulais donc vous conter une histoire, une histoire de visibilité, une histoire de sept différences, visibles et invisibles, une histoire qui montre qu'on n'est pas obligé de juger les autres et d'utiliser ce jugement pour les rejeter, les diminuer, une histoire qui montre qu'on peut transformer de vilains jugements en très belles actions.
Cette femme qui a gentiment posé à coté de moi sur la photo, avec ses cheveux roses, est connue dans le monde de la laine sous le nom de Countess Ablaze (qu'on pourrait traduire par la Comtesse Flamboyante). C'est une teinturière de talent et une personnalité haute en couleur (au propre comme au figuré). Il y a quelque mois, elle a reçu un message d'un restaurateur de sa ville, Manchester, qui lui proposait (je traduit/résume sans les gros mots, qui certes font toute la saveur de l'histoire mais c'est le truc de la Comtesse, pas le mien) de participer à une éventement "caritatif" en offrant de la laine gratuite à "des petites mamies qui viendraient avec leurs copines, à qui on pourrait servir du thé pourri et des gâteaux médiocres" , ce qui ne couterait pas grand chose et lui offrirait de la visibilité (le terme utilisé en VO était "exposure", qui peut désigner à la fois une visibilité publique, de la notoriété, et aussi le fait d'être exposé, mis à nu). La réponse de la Comtesse a été de créer un coloris de laine appelé "If I want exposure, I'll get my tits out" (si je veux de la visibilité je montrerai mes nichons). Les profits de la vente de cette laine ont été reversés à une association de défense des femmes victimes de violences et cela a permis de récolter plus de 3000£. C'est déjà sacrément classe.
photo @CountessAblaze |
Et comme si ce n'était pas suffisamment admirable, en réponse à une personne qui a copié son coloris, elle a proposé à tous les teinturiers indépendants qui le souhaitaient de reproduire ses couleurs, dans leur propre style, à condition qu'une partie du produit de leurs ventes soit reversée à l'association caritative de leur choix. Plus de 250 personnes ont répondu à son appel, partout dans le monde, je ne les connais pas tous, mais je vais en citer quelques unes que je connais en France, la créatrice de patrons et reine du karaoké Julie Knits in Paris, les teinturières La Bien Aimée, Squirrel's yarns, Big Bad Yarn, Lil Weasel, Patte de Velours (Suisse), Quenouille et Mousseline, j'en oublie, vous pouvez vous régaler les yeux avec le mot clef #titsoutcollective sur Instagram.
Toutes ces laines, modèles, ainsi que des sacs à projet, des anneaux marqueurs, etc ... seront mis en vente dimanche 1er juillet, et on pourra tous les retrouver à partir du site www.countessablaze.com. Évidemment, vous me connaissez, je ne vais pas vous dire quoi faire, mais si vous avez la possibilité de vous faire plaisir tout en faisant une bonne action, n'hésitez pas !
la vidéo est en anglais, mais sur youtube on peut mettre de sous-titres, voir même les traduire. Après, la qualité de la traduction est ... mauvaise, mais bon.
Tout ça pour dire que les grands changements commencent parfois avec de toutes petites choses, poser un regard plus indulgent sur les autres et sur soi-même, oser se dire et se montrer, être, vivre, occuper l'espace, oser regarder les différences pour la richesse qu'elles apportent et non comme des menaces. Partager, donner, échanger, pour être tous, chacun, unique, humain, ensemble.
Sur ce je retourne à mes aiguilles. Après la sieste. |